Ma pratique artistique a été une nécessité et une belle aventure. J’ai été heureux artiste, et puis, je ne l’ai plus été. Une évidence a surgi : pour que je parvienne à être de nouveau heureux, il fallait que je cesse d’être artiste, de me positionner comme tel. Que s’est-il passé ? Sur quel terrain une telle évidence a pu germer ?
Est-ce un manque d’enthousiasme pour ce que notre époque me semblait attendre d’un artiste ? – Etre un acteur économique qui pèse sur la balance, qui produit de la consommation, qui crée des emplois ; autrement dit avoir un désir de professionnalisation plutôt qu’un désir de positionnement social qui s’interroge et interroge ; avoir une productivité plus qu’une production ; avoir une activité plutôt qu’une pratique artistique.
Est-ce dû à mon manque de considération pour obtenir de ma pratique des traces diffusables, visuelles, contrôlables, pérennes ? – Je l’ai fait pourtant, un peu, sans y croire assez et sans esprit lucratif. D’une part, je me persuadais aisément que ma pratique générait par sa seule présence dans l’espace public son lot d’impressions chez chaque personne qui en faisait la rencontre ; d’autre part, les meilleures traces visuelles de ma pratique avaient été produites par le désir d’autrui, avec toute sa force passagère.
Est-ce mon sens social qui s’accordait mal au milieu de l’art ? – Car je voyais bien, pour perdurer dans l’art, qu’il fallait, plus qu’un réseau et du talent, des amitiés… artistiques. Force est de constater que je n’ai jamais réussi à partager durablement mes valeurs artistiques dans le milieu de l’art contemporain. Bien qu’elles aient été encouragées ici et là, bien qu’elles aient nourri des imaginaires, des regards et des discours ; bien qu’elles n’aient pas manqué d’intérêt, elles auront manqué d’amitiés ! Tout effort en ce sens me semblait déplacé : les quelques amitiés artistiques qui se poursuivent encore aujourd’hui ont été des évidences.
Ne me suis-je pas tout simplement empêtré dans mes contradictions ? – Tiraillé que j’étais entre une éthique qui cherchait à se positionner au-delà du jeu et des enjeux de l’art et un désir de « réussir », de produire « une œuvre », qui pouvait me faire prendre tantôt les chemins du bon commercial tantôt ceux du bon élève. Mais je tenais tant à la force de résistance et d’interrogation de ma pratique artistique… Je tenais tant à ne rien lâcher !
Ou bien est-ce ma vision cauchemardesque du « monde l’art » qui m’aura joué des tours ? – Et il m’arrive encore de le voir ainsi : comme un monstre tentaculaire qui se nourrit de la souffrance des artistes ; qui a besoin pour se maintenir en vie de leur capacité à sublimer leurs maux ; qui les retient par son jeu de séduction, par la flatterie ; qui les contraint à intellectualiser leur production, à l’habiller d’un discours pour la rendre agréable à son palais délicat. Et, dans mon cauchemar, je vois des artistes pris au piège passant leur vie à jouer avec leurs maux pour nourrir les fantasmes de cette bête insatiable, se donnant corps et âmes, aveuglés par la promesse de beaux lendemains. Et je me demandais : comment ce « monde de l’art » avec ses valeurs dévoratrices pouvait-il accueillir ma pratique artistique ? Et je voyais trop qu’il ne le pouvait pas. Pris dans ce cauchemar, je n’arrivais pas à voir autre chose.
Plus encore, n’avais-je pas tout simplement le désir d’en sortir… de m’en sortir ? – J’ai tellement au fil des ans ouvert et interrogé le cadre artistique que j’ai posé, je l’ai tant épuré qu’il a fini par ne plus rien resté que l’essentiel. « Etre ou ne pas, être » non pas un artiste perdu dans le « monde de l’art » mais un homme désirant au-delà de tout horizon et qui a surtout à cœur de comprendre et de se rappeler qui il est, d’où il vient et ce qu’il fait. Aussi je me rendais compte qu’un artiste qui cherche à se comprendre ne peut pas dans le même temps jouer le jeu de l’intellectualisation, car ce qu’il trouve ne peut que l’éclairer sur la relation qu’il entretient à son ouvrage : il trouve non pas de quoi nourrir sa relation à l’art et à son public mais ce qu’il est venu y chercher. De ce point de vue, la filouterie de Filliou m’apparaissait tout autrement :
« L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. »
Mais que valent toutes ces raisons quand la nécessité d’une pratique n’apparaît plus évidente ? – La nostalgie et le discours de la cohérence ont bien tenté de me raisonner (« ma pratique reste pertinente… continuer, aller au bout des choses… ») mais, aujourd’hui, ils n’ont plus la force de me persuader parce qu’ils ne s’adressent tout simplement plus au même homme. En cherchant à la professionnaliser, j’ai trop ressenti mon « activité artistique » comme une charge sans produit (financier ou relationnel) pour l’équilibrer ; puis en cherchant à autofinancer ma pratique pour la maintenir indépendante, j’ai finalement trouvé ailleurs un autre équilibre de vie et d’autres perspectives, où cette éthique qui m’est chère peut encore se dire, d’où j’ai pu prendre conscience que je portais mon identité artistique comme une peau morte, et où il me reste, à charge, une fois les discours balayés, ce dont ma pratique artistique n’a pu me libérer et dont je ne peux plus faire l’économie si je veux avancer.
Toutes les traces que j’ai réalisées par moi-même (mes auto-éditions) ont toujours marqué des fins, quand même je les pensais avec quelque ambition. Que celle-ci soit la dernière, sans autre ambition que l’adieu d’un artiste à tous ceux et celles qui ont connu cet artiste que j’ai été. Les objets qui m’ont été donnés au cours de ma pratique artistique ont été soigneusement enterrés avec ce dont j’avais à me défaire : les vêtements, les outils, les mots qui ont habillé mes présences, mais rien qui me nomme directement. Un enterrement discret, anonyme, sur les bords de Loire, là où cette belle nécessité artistique commença, silencieusement.
Est-ce un manque d’enthousiasme pour ce que notre époque me semblait attendre d’un artiste ? – Etre un acteur économique qui pèse sur la balance, qui produit de la consommation, qui crée des emplois ; autrement dit avoir un désir de professionnalisation plutôt qu’un désir de positionnement social qui s’interroge et interroge ; avoir une productivité plus qu’une production ; avoir une activité plutôt qu’une pratique artistique.
Est-ce dû à mon manque de considération pour obtenir de ma pratique des traces diffusables, visuelles, contrôlables, pérennes ? – Je l’ai fait pourtant, un peu, sans y croire assez et sans esprit lucratif. D’une part, je me persuadais aisément que ma pratique générait par sa seule présence dans l’espace public son lot d’impressions chez chaque personne qui en faisait la rencontre ; d’autre part, les meilleures traces visuelles de ma pratique avaient été produites par le désir d’autrui, avec toute sa force passagère.
Est-ce mon sens social qui s’accordait mal au milieu de l’art ? – Car je voyais bien, pour perdurer dans l’art, qu’il fallait, plus qu’un réseau et du talent, des amitiés… artistiques. Force est de constater que je n’ai jamais réussi à partager durablement mes valeurs artistiques dans le milieu de l’art contemporain. Bien qu’elles aient été encouragées ici et là, bien qu’elles aient nourri des imaginaires, des regards et des discours ; bien qu’elles n’aient pas manqué d’intérêt, elles auront manqué d’amitiés ! Tout effort en ce sens me semblait déplacé : les quelques amitiés artistiques qui se poursuivent encore aujourd’hui ont été des évidences.
Ne me suis-je pas tout simplement empêtré dans mes contradictions ? – Tiraillé que j’étais entre une éthique qui cherchait à se positionner au-delà du jeu et des enjeux de l’art et un désir de « réussir », de produire « une œuvre », qui pouvait me faire prendre tantôt les chemins du bon commercial tantôt ceux du bon élève. Mais je tenais tant à la force de résistance et d’interrogation de ma pratique artistique… Je tenais tant à ne rien lâcher !
Ou bien est-ce ma vision cauchemardesque du « monde l’art » qui m’aura joué des tours ? – Et il m’arrive encore de le voir ainsi : comme un monstre tentaculaire qui se nourrit de la souffrance des artistes ; qui a besoin pour se maintenir en vie de leur capacité à sublimer leurs maux ; qui les retient par son jeu de séduction, par la flatterie ; qui les contraint à intellectualiser leur production, à l’habiller d’un discours pour la rendre agréable à son palais délicat. Et, dans mon cauchemar, je vois des artistes pris au piège passant leur vie à jouer avec leurs maux pour nourrir les fantasmes de cette bête insatiable, se donnant corps et âmes, aveuglés par la promesse de beaux lendemains. Et je me demandais : comment ce « monde de l’art » avec ses valeurs dévoratrices pouvait-il accueillir ma pratique artistique ? Et je voyais trop qu’il ne le pouvait pas. Pris dans ce cauchemar, je n’arrivais pas à voir autre chose.
Plus encore, n’avais-je pas tout simplement le désir d’en sortir… de m’en sortir ? – J’ai tellement au fil des ans ouvert et interrogé le cadre artistique que j’ai posé, je l’ai tant épuré qu’il a fini par ne plus rien resté que l’essentiel. « Etre ou ne pas, être » non pas un artiste perdu dans le « monde de l’art » mais un homme désirant au-delà de tout horizon et qui a surtout à cœur de comprendre et de se rappeler qui il est, d’où il vient et ce qu’il fait. Aussi je me rendais compte qu’un artiste qui cherche à se comprendre ne peut pas dans le même temps jouer le jeu de l’intellectualisation, car ce qu’il trouve ne peut que l’éclairer sur la relation qu’il entretient à son ouvrage : il trouve non pas de quoi nourrir sa relation à l’art et à son public mais ce qu’il est venu y chercher. De ce point de vue, la filouterie de Filliou m’apparaissait tout autrement :
« L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. »
Mais que valent toutes ces raisons quand la nécessité d’une pratique n’apparaît plus évidente ? – La nostalgie et le discours de la cohérence ont bien tenté de me raisonner (« ma pratique reste pertinente… continuer, aller au bout des choses… ») mais, aujourd’hui, ils n’ont plus la force de me persuader parce qu’ils ne s’adressent tout simplement plus au même homme. En cherchant à la professionnaliser, j’ai trop ressenti mon « activité artistique » comme une charge sans produit (financier ou relationnel) pour l’équilibrer ; puis en cherchant à autofinancer ma pratique pour la maintenir indépendante, j’ai finalement trouvé ailleurs un autre équilibre de vie et d’autres perspectives, où cette éthique qui m’est chère peut encore se dire, d’où j’ai pu prendre conscience que je portais mon identité artistique comme une peau morte, et où il me reste, à charge, une fois les discours balayés, ce dont ma pratique artistique n’a pu me libérer et dont je ne peux plus faire l’économie si je veux avancer.
Toutes les traces que j’ai réalisées par moi-même (mes auto-éditions) ont toujours marqué des fins, quand même je les pensais avec quelque ambition. Que celle-ci soit la dernière, sans autre ambition que l’adieu d’un artiste à tous ceux et celles qui ont connu cet artiste que j’ai été. Les objets qui m’ont été donnés au cours de ma pratique artistique ont été soigneusement enterrés avec ce dont j’avais à me défaire : les vêtements, les outils, les mots qui ont habillé mes présences, mais rien qui me nomme directement. Un enterrement discret, anonyme, sur les bords de Loire, là où cette belle nécessité artistique commença, silencieusement.